Image : Lee Chang-Dong.

Lee Chang-Dong.

Né en 1954 à Daegu, Lee Chang-dong obtient son diplôme de langue coréenne et de littérature à l'université de Kyunbuk en 1980. Il publie son premier roman, The Booty, en 1983, et devient très vite un des écrivains les plus en vue de sa génération. Suivent deux autres livres, Burning Papers en 1987 et There Are Lots of Shit in Nokcheon, en 1992.

C'est en 1993 qu'il débute dans le cinéma, quand Park Kwang- su (un des fondateurs de la "nouvelle vague" coréenne) lui demande d'écrire le scénario de To the Starry Island. Il travaille également sur ce film comme assistant. En 1995, il écrit un second scénario pour Park Kwang- su : A Single Spark, un film basé sur l'histoire vraie d'un activiste ouvrier des années 60 et sur la tentative de le consacrer, durant la décennie suivante, comme un héros de la Gauche.

En 1996, il écrit et réalise son premier long métrage Green Fish. Très bien reçu tant par la critique que par le public en Corée, ce film est sélectionné dans de nombreux Festivals comme Londres et Rotterdam et remporte, au 16e Festival de Vancouver, le "Prix Tigres et Dragons" (qui couronne les révélations parmi les nouveaux réalisateurs).

Image : scène du film Oasis.

Son second film, en 1999, Peppermint Candy, qui conte à rebours le désastre économique de 1997 consécutif à la dictature militaire, est encore plus unanimement acclamé. Il fait l'ouverture du Festival de Pusan en Corée et il est sélectionné par la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes. Projeté dans plus de trente festivals à travers le monde, Peppermint Candy gagne trois prix à Karlovy Vary et deux à Bratislava.

Le troisième film de Lee Chang-dong, Oasis, est sorti en Corée en août 2002 où il a obtenu un énorme succès public et critique. Il est projeté au Festival de Cannes 2003 comme film sélectionné par la Fipresci (Fédération internationale de la presse cinématographique), dans le cadre de la Semaine Internationale de la Critique.

Fin février 2003, Lee Chang-dong a été nommé Ministre de la Culture de Corée du Sud.

Filmographie :
1996 Green Fish / Chorok Mulgoki
1999 Peppermint Candy / Bakha Satang
2002 Oasis

Image : scène du film Oasis.

Entretien avec Lee Chang-Dong

Question : Comment s'est fait le passage de Peppermint Candy (2000), votre précédent film, à Oasis ?

Lee Chang-Dong : Personnellement, je ne suis pas conscient du fait qu'il y ait des différences ou des liens très forts entre ces deux films. En fait, le projet d'Oasis a commencé il y a trois ans, à Cannes, en mai 2000. J'étais assis devant le palais des festivals et je regardais le va- et- vient des passants, et aussi des affiches comme celle de Dancer in the Dark. Je me disais alors que tout le monde était en train de vendre des fantasmes comme des produits commerciaux. Et je me suis demandé quel fantasme j'avais envie non pas de vendre, mais de projeter sur un écran.

Q : Liée à cette idée de fantasme, il y a aussi cette vision de l'oasis qui donne son titre au film.

L.C.D : Je ne sais pas comment le mot "oasis" est utilisé dans les pays occidentaux, mais en Corée du Sud, c'est un mot très simple et très courant, qui est employé dans les chansons ou dans les marques de produits, ou encore pour des noms de boutiques et de boîtes de nuit. Il a perdu son sens initial, et cela veut dire que le fantasme aussi a perdu de son poids originel. Dans le film, il y a une tapisserie qui est accrochée au mur et qui représente une oasis. À première vue, c'est impressionnant, mais si on le voit tous les jours, cela peut devenir très banal. Ce phénomène est très fréquent dans la vie quotidienne, et on en retrouve la trace dans le cinéma même, qui est également confronté à l'usure des fantasmes. L'être humain en a besoin, et le cinéma est susceptible d'en créer et de les transmettre. Mais le trop plein de films et d'images finit par banaliser l'imaginaire, et ce n'est certainement pas cela qui peut nourrir le spectateur.

Q : Quand on aborde les personnages d'handicapés dans un film, il y a toujours un problème de représentation, car le cinéaste établit une relation avec le spectateur qui est très difficile à vivre.

L.C.D : Le film pose en fait deux problèmes; celui du fantasme dont nous avons parlé, et celui de la communication. J'ai souhaité que le spectateur ait un rapport difficile avec les personnages. En général les héros des films pour le public sont très beaux et parfaits à tous égards. C'est en tout cas ce dont le public rêve. J'ai donc voulu créer des personnages que les spectateurs n'aimeraient pas rencontrer dans la vie réelle... Je les ai imaginés de façon qu'ils créent dans le public du malaise et de l'angoisse et que, malgré cela, progressivement, une communication s'établisse entre eux et les spectateurs. J'ai beaucoup parlé de cela avant le tournage, puis pendant toute sa durée, avec les comédiens. Je leur ai toujours demandé un style de jeu qui tienne à distance le spectateur, tout en souhaitant qu'à la fin, quelque chose se passe entre eux et le public. Cela créait chez eux une certaine perplexité, et j'étais moi- même conscient de cette ambiguïté...

Q : Comment avez-vous choisi les deux comédiens, Sol Kyung- gu et Moon So- ri, déjà présents dans Peppermint Candy, pour interpréter les deux rôles principaux ?

L.C.D : Quand Sol Kyung-gu a joué dans Peppermint Candy, c'était son premier rôle important. Ensuite, il est devenu vedette. Il avait le sentiment d'avoir une dette envers moi, et souhaitait jouer dans mon prochain film, quel que soit le rôle. Quant à Moon So- ri, je pense qu'aucune autre actrice n'aurait pu interpréter ce personnage. J'étais sûr qu'elle accepterait, car j'ai une confiance absolue en elle. Le handicap essentiel de son personnage, Han Gong- ju, ce n'est pas sa maladie, mais le fait qu'elle est laide. Le plus grand préjugé vis- à- vis des femmes, c'est la laideur. Dans notre société, on dit très facilement qu'il faut communiquer sans préjugés, et que compte avant tout la beauté intérieure, mais instinctivement, l'être humain éprouve des difficultés à affronter la laideur d'une femme. Quant au protagoniste masculin, Hong Jong- du, c'est quelqu'un qui est sans utilité dans la société, ne sert à rien et met les gens mal à l'aise. Il est l'incarnation de l'idée que j'ai de moi- même. Tout le monde le déteste et veut l'éviter. Très modestement, je dirais que c'est moi !

Q : À plusieurs moments du film, la jeune femme apparaît telle qu'elle est rêvée, belle, attirante. Parfois, son apparition est une surprise. D'autres fois, elle se transforme devant la caméra. À quel moment de l'élaboration du scénario avez- vous pensé à montrer une image idéalisée du personnage ?

L.C.D : J'y ai pensé avant même de commencer à écrire le scénario. C'est un film qui veut montrer la limite entre la réalité et le fantasme. Quand par exemple nous regardons Nicole Kidman sur un écran, nous ne faisons pas la différence entre la comédienne et le personnage qu'elle incarne. Je voulais, par contre, que le spectateur hésite constamment, se tienne pour ainsi dire à la frontière entre la vie réelle et imaginaire. Cela peut être inconfortable et émotionnellement éprouvant, mais si nous voulons vraiment communiquer les uns avec les autres, comment pourrions- nous nous y soustraire ? Quand la jeune femme, Hong Jong- du, est magnifiée, le spectateur se rend compte qu'on est passé de la réalité au fantasme, mais en même temps, son besoin d'imaginaire est satisfait.

Q : Dans Peppermint Candy, vous vous livriez à un autre jeu, en inversant la chronologie de l'histoire.

L.C.D : Le point commun entre ces deux films - puisque vous m'amenez à le définir - c'est que je me pose des questions à chaque fois sur ce qu'est le dispositif cinématographique. Je ne suis pas passé par une école de cinéma pour devenir réalisateur, et c'est peut-être la raison pour laquelle je m'interroge ainsi.

Q : Oasis est aussi une critique sociale aiguë, avec cette famille qui refuse la différence.

L.C.D : Bien que la société coréenne considère la famille comme très importante, fidèle en cela à la philosophie confucéenne, il y a, là encore, des contradictions. Par exemple, beaucoup d'enfants sont adoptés, en particulier à l'étranger, parce qu'ils ont été abandonnés par leurs parents. Ainsi on peut voir, dans la photo de famille, qu'un des personnages est délibérément effacé.

Q : Le thème du film rejoint celui de plusieurs films noirs américain : l'amour fou des deux amants contrarié par la société, comme si la répression du tabou venait à bout de la pulsion érotique.

L.C.D : Si je me suis d'abord interrogé sur le problème du dispositif cinématographique, j'ai voulu ensuite donner une réponse en utilisant un langage familier aux spectateurs, en me servant des conventions. C'était un cadre qui m'était nécessaire pour toucher le public. Car pour moi, l'essentiel était de savoir si le film pouvait, en dépit de la difficulté du sujet, attirer les spectateurs et rencontrer un grand succès.

Q : Oasis adopte au départ une approche "micro-réaliste" pour ensuite s'en éloigner en exprimant la montée du désir, puis atteindre le drame. Quel fut le rôle du montage dans l'expression de cette trajectoire ?

L.C.D : J'ai toujours pensé au montage pendant le tournage. J'ai voulu adopter la structure de la tragédie antique, comme chez les Grecs. Les personnages de ces pièces commettent des actes irresponsables et, en même temps, ils se lancent des défis à eux- mêmes. Je voulais que ce courant passionnel de l'amour fou soit maintenu tout au long du film. Au début d'Oasis, étant donné que je tenais, comme je vous l'ai dit, à limiter la communication avec le spectateur, j'ai adopté un montage très instable; puis, progressivement, j'en suis venu à plus de fluidité. Trop peut- être, de mon point de vue, car mon chef monteur me poussait dans ce sens : il voulait faciliter l'identification du public.

Q : Votre recherche d'une certaine forme de distanciation se retrouve dans d'autres films coréens contemporains. Mais un large pan de votre cinéma national maintient au contraire le spectateur dans un état de manipulation et d'identification très prononcé. Quelle est votre position sur ce sujet, en tant que metteur en scène, mais aussi - depuis peu - ministre de la Culture, du Tourisme et des Cultes (ce dernier domaine, pour l'anecdote, relevant en France du ministère de l'Intérieur...) ?

L.C.D : Les films coréens sont soumis à la loi du marché. Ils sont censés rapporter de l'argent. Il n'y a pas de fonds spécial ou de subvention, comme dans d'autres pays, qui permettent de réaliser des oeuvres plus expérimentales. Notre production est exclusivement commerciale. Pour ma part, je pense que la vie ou la mort du cinéma coréen dépend de la quantité de films produits. Si elle est grande, la diversité peut se manifester. Si elle diminue, le cinéma national va s'écrouler. En tant que ministre, j'aimerais permettre aux réalisateurs coréens de pouvoir prendre des risques.

Q : N'est-ce pas ce que vous avez fait en tournant Oasis ? Un tel sujet, sur des handicapés, semble au départ très difficile à produire dans un cadre commercial.

L.C.D : Il en va chez nous comme dans les autres pays, quand il s'agit de traiter un sujet pareil. Lorsque j'ai parlé de mon projet, tout le monde était contre : ils craignaient que personne n'aille voir sur l'écran des personnages qu'on n'aimerait pas rencontrer dans la réalité ! Mais les difficultés pour arriver à tourner ce film m'ont stimulé, au contraire, et retrouver dans Oasis le malaise que chacun ressent dans la vie fut l'une des raisons de l'entreprendre. Beaucoup de gens autour de moi m'ont considéré comme un pervers. Le producteur, par contre, a accepté tout de suite, mais le problème a été de convaincre les investisseurs. Cependant, même ces derniers avaient quelque part l'espoir que nous allions réussir. Il y a une scène où le protagoniste se retrouve dans la voiture de police, et où un policier lui crie : "Tu es pervers ! Tu es pervers !" Je pense que les réalisateurs devraient être préparés à recevoir ce genre de mise en question de la part du public. Sans quoi le cinéma ne connaîtrait jamais de diversité. Cela n'a d'ailleurs pas empêché le film d'avoir environ un million de spectateurs dans mon pays !


Interview réalisée par Michel Ciment, Lorenzo Codelli et Hubert Niogret à Cannes, en mai 2003. Traduit du coréen par Rhee Soue- Won. A paraître dans la revue Positif de décembre 2003.



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Image : scène du film Oasis.