Entretien
avec Lee Chang-Dong
Question : Comment s'est fait le passage de Peppermint Candy (2000),
votre précédent film, à Oasis ?
Lee Chang-Dong : Personnellement, je ne suis pas conscient du fait qu'il
y ait des différences ou des liens très forts entre ces deux films.
En fait, le projet d'Oasis a commencé il y a trois ans, à Cannes, en
mai 2000. J'étais assis devant le palais des festivals et je regardais
le va- et- vient des passants, et aussi des affiches comme celle de
Dancer in the Dark. Je me disais alors que tout le monde était en train
de vendre des fantasmes comme des produits commerciaux. Et je me suis
demandé quel fantasme j'avais envie non pas de vendre, mais de projeter
sur un écran.
Q : Liée à cette idée de fantasme, il y a aussi cette vision de l'oasis
qui donne son titre au film.
L.C.D : Je ne sais pas comment le mot "oasis" est utilisé dans les pays
occidentaux, mais en Corée du Sud, c'est un mot très simple et très
courant, qui est employé dans les chansons ou dans les marques de produits,
ou encore pour des noms de boutiques et de boîtes de nuit. Il a perdu
son sens initial, et cela veut dire que le fantasme aussi a perdu de
son poids originel. Dans le film, il y a une tapisserie qui est accrochée
au mur et qui représente une oasis. À première vue, c'est impressionnant,
mais si on le voit tous les jours, cela peut devenir très banal. Ce
phénomène est très fréquent dans la vie quotidienne, et on en retrouve
la trace dans le cinéma même, qui est également confronté à l'usure
des fantasmes. L'être humain en a besoin, et le cinéma est susceptible
d'en créer et de les transmettre. Mais le trop plein de films et d'images
finit par banaliser l'imaginaire, et ce n'est certainement pas cela
qui peut nourrir le spectateur.
Q : Quand on aborde les personnages d'handicapés dans un film, il y
a toujours un problème de représentation, car le cinéaste établit une
relation avec le spectateur qui est très difficile à vivre.
L.C.D : Le film pose en fait deux problèmes; celui du fantasme dont
nous avons parlé, et celui de la communication. J'ai souhaité que le
spectateur ait un rapport difficile avec les personnages. En général
les héros des films pour le public sont très beaux et parfaits à tous
égards. C'est en tout cas ce dont le public rêve. J'ai donc voulu créer
des personnages que les spectateurs n'aimeraient pas rencontrer dans
la vie réelle... Je les ai imaginés de façon qu'ils créent dans le public
du malaise et de l'angoisse et que, malgré cela, progressivement, une
communication s'établisse entre eux et les spectateurs. J'ai beaucoup
parlé de cela avant le tournage, puis pendant toute sa durée, avec les
comédiens. Je leur ai toujours demandé un style de jeu qui tienne à
distance le spectateur, tout en souhaitant qu'à la fin, quelque chose
se passe entre eux et le public. Cela créait chez eux une certaine perplexité,
et j'étais moi- même conscient de cette ambiguïté...
Q : Comment avez-vous choisi les deux comédiens, Sol Kyung- gu et Moon
So- ri, déjà présents dans Peppermint Candy, pour interpréter les deux
rôles principaux ?
L.C.D : Quand Sol Kyung-gu a joué dans Peppermint Candy, c'était son
premier rôle important. Ensuite, il est devenu vedette. Il avait le
sentiment d'avoir une dette envers moi, et souhaitait jouer dans mon
prochain film, quel que soit le rôle. Quant à Moon So- ri, je pense
qu'aucune autre actrice n'aurait pu interpréter ce personnage. J'étais
sûr qu'elle accepterait, car j'ai une confiance absolue en elle. Le
handicap essentiel de son personnage, Han Gong- ju, ce n'est pas sa
maladie, mais le fait qu'elle est laide. Le plus grand préjugé vis-
à- vis des femmes, c'est la laideur. Dans notre société, on dit très
facilement qu'il faut communiquer sans préjugés, et que compte avant
tout la beauté intérieure, mais instinctivement, l'être humain éprouve
des difficultés à affronter la laideur d'une femme. Quant au protagoniste
masculin, Hong Jong- du, c'est quelqu'un qui est sans utilité dans la
société, ne sert à rien et met les gens mal à l'aise. Il est l'incarnation
de l'idée que j'ai de moi- même. Tout le monde le déteste et veut l'éviter.
Très modestement, je dirais que c'est moi !
Q : À plusieurs moments du film, la jeune femme apparaît telle qu'elle
est rêvée, belle, attirante. Parfois, son apparition est une surprise.
D'autres fois, elle se transforme devant la caméra. À quel moment de
l'élaboration du scénario avez- vous pensé à montrer une image idéalisée
du personnage ?
L.C.D : J'y ai pensé avant même de commencer à écrire le scénario. C'est
un film qui veut montrer la limite entre la réalité et le fantasme.
Quand par exemple nous regardons Nicole Kidman sur un écran, nous ne
faisons pas la différence entre la comédienne et le personnage qu'elle
incarne. Je voulais, par contre, que le spectateur hésite constamment,
se tienne pour ainsi dire à la frontière entre la vie réelle et imaginaire.
Cela peut être inconfortable et émotionnellement éprouvant, mais si
nous voulons vraiment communiquer les uns avec les autres, comment pourrions-
nous nous y soustraire ? Quand la jeune femme, Hong Jong- du, est magnifiée,
le spectateur se rend compte qu'on est passé de la réalité au fantasme,
mais en même temps, son besoin d'imaginaire est satisfait.
Q : Dans Peppermint Candy, vous vous livriez à un autre jeu, en inversant
la chronologie de l'histoire.
L.C.D : Le point commun entre ces deux films - puisque vous m'amenez
à le définir - c'est que je me pose des questions à chaque fois sur
ce qu'est le dispositif cinématographique. Je ne suis pas passé par
une école de cinéma pour devenir réalisateur, et c'est peut-être la
raison pour laquelle je m'interroge ainsi.
Q : Oasis est aussi une critique sociale aiguë, avec cette famille qui
refuse la différence.
L.C.D : Bien que la société coréenne considère la famille comme très
importante, fidèle en cela à la philosophie confucéenne, il y a, là
encore, des contradictions. Par exemple, beaucoup d'enfants sont adoptés,
en particulier à l'étranger, parce qu'ils ont été abandonnés par leurs
parents. Ainsi on peut voir, dans la photo de famille, qu'un des personnages
est délibérément effacé.
Q : Le thème du film rejoint celui de plusieurs films noirs américain
: l'amour fou des deux amants contrarié par la société, comme si la
répression du tabou venait à bout de la pulsion érotique.
L.C.D : Si je me suis d'abord interrogé sur le problème du dispositif
cinématographique, j'ai voulu ensuite donner une réponse en utilisant
un langage familier aux spectateurs, en me servant des conventions.
C'était un cadre qui m'était nécessaire pour toucher le public. Car
pour moi, l'essentiel était de savoir si le film pouvait, en dépit de
la difficulté du sujet, attirer les spectateurs et rencontrer un grand
succès.
Q : Oasis adopte au départ une approche "micro-réaliste" pour ensuite
s'en éloigner en exprimant la montée du désir, puis atteindre le drame.
Quel fut le rôle du montage dans l'expression de cette trajectoire ?
L.C.D : J'ai toujours pensé au montage pendant le tournage. J'ai voulu
adopter la structure de la tragédie antique, comme chez les Grecs. Les
personnages de ces pièces commettent des actes irresponsables et, en
même temps, ils se lancent des défis à eux- mêmes. Je voulais que ce
courant passionnel de l'amour fou soit maintenu tout au long du film.
Au début d'Oasis, étant donné que je tenais, comme je vous l'ai dit,
à limiter la communication avec le spectateur, j'ai adopté un montage
très instable; puis, progressivement, j'en suis venu à plus de fluidité.
Trop peut- être, de mon point de vue, car mon chef monteur me poussait
dans ce sens : il voulait faciliter l'identification du public.
Q : Votre recherche d'une certaine forme de distanciation se retrouve
dans d'autres films coréens contemporains. Mais un large pan de votre
cinéma national maintient au contraire le spectateur dans un état de
manipulation et d'identification très prononcé. Quelle est votre position
sur ce sujet, en tant que metteur en scène, mais aussi - depuis peu
- ministre de la Culture, du Tourisme et des Cultes (ce dernier domaine,
pour l'anecdote, relevant en France du ministère de l'Intérieur...)
?
L.C.D : Les films coréens sont soumis à la loi du marché. Ils sont censés
rapporter de l'argent. Il n'y a pas de fonds spécial ou de subvention,
comme dans d'autres pays, qui permettent de réaliser des oeuvres plus
expérimentales. Notre production est exclusivement commerciale. Pour
ma part, je pense que la vie ou la mort du cinéma coréen dépend de la
quantité de films produits. Si elle est grande, la diversité peut se
manifester. Si elle diminue, le cinéma national va s'écrouler. En tant
que ministre, j'aimerais permettre aux réalisateurs coréens de pouvoir
prendre des risques.
Q : N'est-ce pas ce que vous avez fait en tournant Oasis ? Un tel sujet,
sur des handicapés, semble au départ très difficile à produire dans
un cadre commercial.
L.C.D : Il en va chez nous comme dans les autres pays, quand il s'agit
de traiter un sujet pareil. Lorsque j'ai parlé de mon projet, tout le
monde était contre : ils craignaient que personne n'aille voir sur l'écran
des personnages qu'on n'aimerait pas rencontrer dans la réalité ! Mais
les difficultés pour arriver à tourner ce film m'ont stimulé, au contraire,
et retrouver dans Oasis le malaise que chacun ressent dans la vie fut
l'une des raisons de l'entreprendre. Beaucoup de gens autour de moi
m'ont considéré comme un pervers. Le producteur, par contre, a accepté
tout de suite, mais le problème a été de convaincre les investisseurs.
Cependant, même ces derniers avaient quelque part l'espoir que nous
allions réussir. Il y a une scène où le protagoniste se retrouve dans
la voiture de police, et où un policier lui crie : "Tu es pervers !
Tu es pervers !" Je pense que les réalisateurs devraient être préparés
à recevoir ce genre de mise en question de la part du public. Sans quoi
le cinéma ne connaîtrait jamais de diversité. Cela n'a d'ailleurs pas
empêché le film d'avoir environ un million de spectateurs dans mon pays
!
Interview réalisée par Michel Ciment, Lorenzo Codelli et Hubert Niogret
à Cannes, en mai 2003. Traduit du coréen par Rhee Soue- Won. A paraître
dans la revue Positif de décembre 2003.
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